SPORT - La culture sportive, pratiques, mythes, représentations

SPORT - La culture sportive, pratiques, mythes, représentations
SPORT - La culture sportive, pratiques, mythes, représentations

Terme polysémique, le sport a toutes les apparences d’un paradoxe. Alors qu’il est connu de tous et le sujet des conversations les plus quotidiennes, les meilleurs experts ne parviennent pas à le définir avec précision. Parce qu’il rassemble en lui la libre expression du corps exultant dans la consumation de ses énergies et le travail technique rigoureux visant l’économie des efforts dans la production d’une performance, les gestes volatils et les records dûment enregistrés, les loisirs épanouissants et les activités lucratives, le sport présente, dès ses origines, des dimensions déconcertantes et apparemment contradictoires. De plus, la multiplicité de ses formes actuelles fait douter que l’on puisse jamais trouver un principe de classement qui permette de le ramener à quelques formes simples et exclusives. Enfin, comme le sport a ses partisans et ses détracteurs, il révèle assez clairement, dans les controverses qu’il suscite, le contenu fondamentalement normatif de la notion. Certes on peut estimer, comme le font les humanistes et les érudits qui le célèbrent, qu’il ne fait que restaurer les jeux «sportifs» de l’Antiquité grecque en rénovant les pratiques et en reproduisant les rites et les mythes qui les soutenaient. Contre cette assimilation jugée abusive et idéologiquement orientée, les historiens et les sociologues sont plutôt enclins aujourd’hui à le considérer comme une innovation sociale originale, produite, au milieu du XIXe siècle, par une société anglaise culturellement réorganisée par le système parlementaire (N. Elias), inventant des pratiques en rupture avec les formes anciennes, remaniant profondément des éléments préexistants dans une toute nouvelle configuration culturelle. Une première caractéristique du sport est donc qu’on peut le concevoir, sous ses deux faces, comme archaïsme et comme modernisme.

Une définition introuvable pour un objet paradoxal

À le considérer sous le seul aspect des sports d’affrontements, les historiens ont pu souligner que les hommes ont toujours joué à se battre. Ce qui s’est pérennisé à travers les civilisations, ce sont des jeux de luttes et de batailles dans lesquels la violence physique, plus ou moins atténuée, peut se donner libre cours. Mais ce qui s’est indéniablement opéré à travers le temps, c’est une euphémisation progressive de la violence des combats à travers l’édiction de règles précises fixant, pour chaque type de sport, des limites strictes et volontairement acceptées à son exercice, et l’interdiction de gestes jugés dangereux.

Bientôt on pourra concevoir le progrès de l’homme et l’assimiler au progrès objectif de ses performances. Cette assimilation, qui ne va pas de soi, repose sur un ensemble de conditions philosophiques, économiques, technologiques nouvelles – évidemment ignorées des Grecs – qui furent réunies dans les sociétés pré-industrielles dès la fin du XVIIIe siècle. C’est un contexte où s’articulent des idées et des idéaux, des techniques et des instruments de mesure, pour se constituer en système de pensée et d’actions cohérent et inédit applicable à l’homme au travail ou en jeu. En Europe occidentale, on conçoit la possibilité d’un «perfectionnement humain» et d’un développement des ressources organiques qui entretiennent des relations avec le souci d’augmentation du «pouvoir industrieux» de l’homme; lui-même étant lié aux pouvoirs montants du machinisme industriel et aux effets fascinants que les pratiques zootechniques produisent sur les organismes vivants. Ce sont des idées et des pratiques immédiatement appliquées aux athlètes professionnels soumis à l’entraînement intensif visant à décupler leur puissance organique avant qu’ils ne les exploitent dans des pratiques compétitives réglées par l’évaluation métrique et chronométrique. C’est, dans le même temps, la création d’un corps de spécialistes, rompus aux applications à l’homme des méthodes «inhumaines» de préparation des chevaux de courses ou des animaux de combat. Puis c’est l’instauration d’une bureaucratie définissant les conditions réglementaires de déroulement des compétitions et garantissant les parieurs contre les tricheries. Enfin, le sport semble répondre historiquement à la création d’une morale, d’un «ethos de loyauté» dans les rapports conflictuels et combatifs qu’inventent les sociétés où se sont affaissées les valeurs religieuses et les solidarités traditionnelles, mais où progressent les valeurs démocratiques et les joutes parlementaires.

Le sport apparaît aujourd’hui comme un «fait social total», en ce qu’il peut mettre en branle la totalité de la société et de ses institutions, qu’il engage toutes ses dimensions (politiques, économiques, culturelles, sociales, technologiques, etc.) et qu’il implique, en même temps, les diverses formes de la vie quotidienne des agents qui la composent (pratiques, représentations, styles de vie, esthétiques, éthiques).

Dans les deux phases de son procès d’institutionnalisation (1880-1914 et 1920-1935), le sport moderne noue les deux objets problématiques sur lesquels se jouent, aujourd’hui encore, les prises de positions idéologiques ou théoriques: l’action à la fois nationale et internationale de ses fondateurs visant, d’une part, une concentration de forces sociales procédant à un renouvellement des modèles culturels et éducatifs et, d’autre part, une mobilisation de forces internationales permises par le consensus établi autour de l’organisation de compétitions pacifiques entre nations. Mais la conception d’un sport autonome et idéal, indépendant des partis et des puissances d’argent et élevé au-dessus des nations, est aujourd’hui contestée et en voie de reformulation. L’articulation de plus en plus évidente que le phénomène sportif national et international a établi avec les grandes fonctions économiques et sociopolitiques depuis 1970, la perte d’autonomie des champs sportifs nationaux, plus ouverts aux influences politiques, économiques et financières et de plus en plus soumis aux pouvoirs des grands médias, obligent à reconsidérer ces discours.

Dans la multiplicité de ses formes et la variété de ses fonctions, le sport échappe à une définition univoque parce qu’il fait l’objet d’un processus incessant de légitimation sociale recouvrant d’importants enjeux sociaux et institutionnels, et parce qu’il est toujours investi d’une forte charge normative qui fait de lui un objet culturel ambigu. S’il est, comme on l’a déjà suggéré, un «fait social total», il engage toutes les dimensions physiques, psychologiques, institutionnelles, sociales, culturelles, économiques des individus qui le pratiquent et des sociétés qui le façonnent. Aussi doit-il, pour être compris, être saisi totalement. Pour ce faire, il faut l’inscrire dans le système des relations qu’il entretient avec la culture et la société qui lui donnent aujourd’hui son sens.

Constatant le développement du phénomène, en France, dès avant la Première Guerre mondiale, Georges Hébert, promoteur de la «méthode naturelle» d’éducation physique, définit le sport comme «tout genre d’exercice ou d’activité physique ayant pour but la réalisation d’une performance et dont l’exécution repose essentiellement sur l’idée de lutte contre un élément défini, une distance, une durée, un obstacle, une difficulté matérielle, un danger, un animal, un adversaire et, par extension, contre soi-même». En analysant la poussée des nouvelles pratiques importées d’Angleterre qui inquiètent les éducateurs physiques, il estime que ce qui fait l’essence du sport est l’idée de lutte, d’effort soutenu et de dépassement de soi, à travers la recherche d’une amélioration de sa performance... Sensible au développement physique intégral, au progrès de l’homme (et de «la race») que l’on peut alors en attendre. Hébert avait donc déjà perçu que l’évaluation des performances peut s’effectuer selon deux critères: dans la comparaison sociale instituée et dans une logique d’accomplissement toute personnelle.

Recherchant, dans sa phase de maturité institutionnelle, la signification du sport et les motivations des sportifs qui le vivent si intensément, Michel Bouet estime que le sport est «une recherche de compétition et de performance dans le champ des activités physiques, intentionnellement affrontées à des difficultés». Ainsi, dans une acception large, le phénoménologue n’omettait pas d’inclure dans sa définition cette dimension aventureuse du sport qui repose sur les défis difficiles qu’on se lance à soi-même dans des exploits performatifs, libres et solitaires, qui pourront être socialement reconnus et sanctionnés.

Ces indications montrent que le sport ne saurait se réduire à la seule définition dénotative de pratiques d’appellation contrôlée. La compétition instituée peut faire place à des rivalités «douces», réglées par des conventions arbitraires, médiatisées par le langage et le matériel technique. Le sport représente un pouvoir institutionnel mais aussi des réseaux de relations sociales, des connotations culturelles et un système de valeurs par lesquels les divers groupes sociaux se dotent d’une vision du monde et produisent des manières particulières de s’y comporter.

Que l’on s’en félicite ou que l’on s’en offusque, il pénètre aujourd’hui de nombreux secteurs de la vie sociale (discours politiques, monde de l’entreprise, images publicitaires) et de la vie quotidienne (modes de vie, santé, bien-être). Cette sorte de «percolation» du sport à l’intérieur du corps social pose quelques problèmes sociologiques et anthropologiques d’une grande portée. D’où vient cette étonnante puissance symbolique qui fait du sport une métaphore généralisable dans toute forme de relations? Qu’est-ce qui fait la valorisation des produits auxquels le sport associe ses images? Pourquoi cette injonction culturelle insistante qui semble s’imposer à tous, pour inciter à devenir, être ou paraître «sportif»? Existerait-il, plus profondément, une adéquation de ses principales valeurs à celles de la société démocratique moderne telle que nous la connaissons? De ce point de vue, l’expansion quasi universelle, à partir de son foyer britannique, de ses formes instituées et compétitives redouble l’intérêt de l’analyse. Dans tous les cas, dans les sociétés industrielles développées, les sports sont compris et pratiqués par un nombre important de personnes comme modèles de vie active et de dynamisme juvénile, et comme éléments constitutifs de leurs styles de vie. Si les jeunes représentent l’essentiel des populations pratiquantes, les cadres socialement tenus d’afficher un dynamisme permanent, les préretraités et les retraités eux-mêmes sacrifient également aux exigences de cette activité et au déploiement de ses signes. Aussi les sports recouvrent-ils les mobiles et les projets les plus divers pour les 65 p. 100 des Français qui déclarent les pratiquer «occasionnellement».

Sous la diversité des pratiques, tout un monde social

Les enquêteurs observent que, dans la société française, les taux de pratique sportive s’accroissent régulièrement avec l’augmentation du niveau des diplômes. Ce sont les jeunes cadres diplômés des métropoles qui pratiquent le plus volontiers et intensément: à la mise en jeu naïve et violente du corps que célèbrent, depuis leurs origines, les jeux populaires s’oppose ainsi un ensemble d’activités sportives soigneusement traitées, qui sied à ces fractions de la société, leur assurant une domination sportive garantie tout en conférant un certain prestige social dans ce registre même. Voile, tennis, ski, golf, polo, etc., toutes pratiques sélectes qui ménagent, par une profusion d’instruments ou par l’introduction dans le jeu d’une certaine «distance de garde» à l’adversaire cette distance au rôle et aux autres, qui favorise tout un jeu de médiations du langage et de la forme, de la technique et du matériel; autant d’armes culturelles qui distinguent l’amateur. Ce sont aussi des sports instrumentés qui transforment radicalement les rapports au corps et introduisent la plus subtile des médiations; la médiation de la maîtrise technique. Celle-ci est déjà socialement ségrégative par la consommation de temps qu’exigent ses nécessaires perfectionnements. Mais, si l’on remarque que les véhicules les plus divers ont, depuis longtemps, donné lieu à des jeux et des exploits sportifs de la part des classes aisées, et souvent dès leur invention (canots, vélocipèdes, motocyclettes, automobiles, aéroplanes, etc.), on peut souligner que les sports n’excluent nullement qu’on puisse cumuler les plaisirs de la maîtrise des pilotages, les exaltations de la vitesse et les joies de la découverte. En somme, lorsqu’on s’élève dans l’espace social, les sports adoptés se dotent (statistiquement) d’instruments et de machines appelant et révélant, dans tous les cas, un changement radical de statut de la pratique. Celle-ci ne se donne plus, ici, à vivre – ni à voir – comme «effort», moins encore comme mise en jeu de la force physique ou de la violence, mais comme «technique» individuelle, aux deux sens (gestuel et instrumental) du terme. Ainsi, le tennis qui apparaît, depuis ses origines, comme l’un des sports les plus «culturalisés», est conçu comme une pratique courtoise obligeant à contenir la violence des coups, portés de loin. Ce que valorisent ici ses pratiquants de bon niveau, ce sont des gestuelles de contrôle technique s’accordant avec le rapport particulier qu’on entretient avec son corps. On voit bien ici à l’œuvre le façonnage culturel des disciplines sportives qui tend à les ajuster, en permanence, aux dispositions culturelles et aux caractéristiques sociales de ceux qui se les approprient. Aussi comprend-on pourquoi, chez ses pratiquants comme chez ses commentateurs, «le sport» fait l’objet d’une lutte permanente pour sa définition sociale. Ces controverses engagent en effet un type particulier de rapport au corps (ou un habitus), des modes de rapports au temps et à l’espace, et recouvrent aussi différents types de relations aux autres. C’est autour de ces questions que se noue la problématique de la distribution sociale des pratiques. En effet, les sports se constituent «en système» en se distribuant régulièrement à l’intérieur de l’espace social. Si cette relation des sports et des groupes reste relativement stable dans le temps, on peut toutefois se demander ce qui a contribué à transformer l’ensemble des goûts sportifs traditionnels depuis 1970. Sans doute l’apparition et la diffusion de nouveaux sports high-tech, venus de Californie après 1975, ont-elles pu entraîner un réaménagement complet du «système des sports», en se présentant comme autant d’occasions de renouvellements symboliques et de signes de modernisme. Mais d’autres interprétations ont été proposées. Pour certains sociologues, ce qui change fondamentalement, ce sont moins les caractères physiques ou techniques des sports que les manières de les percevoir et de les apprécier en fonction des variations socio-historiques de leurs attributs. En effet, en combinant plusieurs espèces de caractéristiques, les sports révèlent toujours et irréductiblement deux sortes de dimensions:

– des propriétés physiques et techniques, aisément objectivables, comme celles qui définissent des types biomécaniques de gestes, une intensité exigée de la dépense énergétique, une charge bio-informationnelle de la tâche;

– des propriétés symboliques que leur attribuent les groupes ou les sociétés. Ainsi, les activités peuvent-elles apparaître «astreignantes», «risquées», «efféminées», ou bien «libres», «conviviales», «viriles».

En soulignant ainsi le processus de construction sociale et culturelle des traits apparents et des caractères intimes des sports, on conçoit que la même activité puisse être différemment qualifiée, appréhendée, puis remaniée, lorsque les conditions sociales, les valeurs culturelles et les «mentalités» changent significativement. Il en est ainsi de la course de distance qui a vu, au cours des années 1980, en passant du stade à la route, se transformer totalement son image, ses modes culturels d’appréhension et son recrutement social.

Des spectacles et des représentations

Plus encore que l’exercice effectif d’activités, le sport tend à devenir, dans nos sociétés, un spectacle privilégié. Ses effets spectaculaires se jugent, d’abord, dans l’appréciation, par les seuls connaisseurs, des gestes et des actions, perçus comme des «interprétations particulièrement réussies d’œuvres familières». Seul le sens affiné du puriste peut apprécier ces séquences d’actions tout à fait prévisibles et reconnues parce que parfaitement coordonnées, adaptées à leur but, réglées et nécessaires. C’est dans ces attentes comblées que réside, d’abord, la secrète jubilation du connaisseur. Mais la fascination que le football et le rugby exercent sur leurs supporters dépend également de curieux processus d’identification. Elle repose sur la capacité de ces sports collectifs d’affrontements à symboliser les traits les plus notables de la société (ou de la communauté) qui les produit et devant laquelle ils sont littéralement mis en «jeu» et en scène. Déjà, l’équipe de sport collectif offre le spectacle d’une évidente division technique du travail et d’une claire répartition des rôles, qui la fait considérer comme un microcosme social. Redoublant cette inévitable métaphore par le processus de stylisation de leurs jeux collectifs (stricte homogénéité ou filouterie individuelle, déploiement de forces viriles ou «intelligence» des combinaisons tactiques), les équipes peuvent se constituer en figures emblématiques des identités locales ou nationales. Il existe ainsi un «rugby à la française» qui peut se définir comme un jeu d’attaques déployé, par les lignes arrière, fait d’adresse, de vitesse et d’évitements, inventif, inscrit dans les mentalités nationales et auquel tout un public, aujourd’hui encore, s’identifie. De même, les différences de recrutement social entre clubs opposés se traduisent immédiatement par des options tactiques tranchées et cristallisent des identités sociales par effets de contrastes. Toute une communauté demande, exige et reproduit, à travers le temps, cette emblématique de classe et cette «manière» spécifique – «populaire» ou «aristocratique» – de jouer. En se pérennisant dans la mentalité du public, de telles représentations influent sur les choix tactiques des entraîneurs et sur le recrutement des joueurs par les dirigeants. De plus, les morphologies et les styles de jeux contrastés des différents joueurs en action au sein d’une même équipe élargissent encore la gamme du potentiel d’identification d’un public hétérogène. Ainsi Éric Cantona, l’«indiscipliné», celui «qui se fait respecter», fut adulé dans les «populaires» de Manchester United. Michel Platini, figure pondérée et tactique du distributeur de jeu, sachant faire montre d’une précision de technicien, recueillait toutes les faveurs des patrons et des cadres supérieurs dans les tribunes d’honneur. Les spectateurs cherchent à décrypter les postures, les attitudes physiques et morales permettant de reconnaître et d’héroïser des conditions de classes dans leurs transpositions sportives. Mais, symétriquement, la projection de rôles, de figures ou d’allégories – socialement ou sexuellement pertinentes – sur les différents types de joueurs, assure, lors de la compétition, une dramaturgie inattendue... Il existe, dans l’inévitable «projection-identification» des spectateurs les plus naïfs sur l’un des protagonistes, une inavouable assimilation, constituant, pour l’analyste, un magnifique test socioprojectif... On a appelé «effet Carpentier» ce type de dramatisation sportive, qui s’impose dès lors qu’entrent en lice deux adversaires dont les traits physiques et stylistiques sont en tous points dissemblables. Les sports collectifs et les sports duels se prêtent particulièrement bien à la projection d’une telle imagerie. En somme, un match est bien un «système sémiotique» (Paul Veyne) qui fonctionne d’autant mieux que le parti pris des spectateurs à l’égard de l’une des équipes (ou de l’un des combattants) est fort et précoce, et que les figures choisies s’avèrent pertinentes...

Mais l’importance de certains sports-spectacles ne se limite pas au décryptage de ces signes. Elle réside également dans la montée paroxystique de l’excitation chez un public populaire, réuni en masse fusionnelle, et dans cette résurgence de la violence qu’inspirent encore à une culture masculine dévalorisée les grands sports collectifs d’affrontement direct. À travers le succès grandissant des rencontres de football et le redoublement du regard sur le spectacle, opéré par la télévision, on assiste à la transformation du statut des jeunes supporters dans les stades bondés. Devenant spectacle dans le spectacle, ceux-ci peuvent y manifester, sur les gradins, une «rage de paraître». Exploitant ces mouvements d’autant plus nets qu’ils affectent les villes les plus touchées par la crise économique (Liverpool, Manchester, Naples, Marseille...), les bandes de skinheads, ostensiblement orientées à l’extrême droite, provoquent la violence contre leurs «ennemis» (ou le service d’ordre), appelant – et en un sens espérant – la répression. Encore faut-il rappeler que la violence des spectateurs n’est pas un phénomène récent. L’histoire du football est émaillée d’incidents, voire de tragédies, ses spectateurs, emportés par leurs passions, étant toujours prêts à franchir le pas de la violence collective. Avec le hooliganisme, cependant, l’origine de la violence n’est plus directement liée aux incidents de jeu mais à des causes extérieures, à la fois sociales et politiques. Le phénomène peut être interprété comme un effet conjugué de la montée de l’individualisme et de la crise des processus d’intégration sociale tandis que s’affirme une dualisation croissante de la société. Il représente alors, pour les jeunes marginalisés ou les «exclus», un moyen de transformer l’inégalité sociale en différence. Ce qui se joue au stade n’est plus seulement la construction d’une identité collective, mais la quête individuelle de moyens d’exister aux yeux du monde en se «donnant» soi-même en spectacle. La télévision prête à cette volonté son involontaire ou complaisante tribune.

Au-delà de ces fonctions inattendues, les spectacles les plus médiatisés des élites sportives recouvrent d’importants enjeux sociopolitiques. Ceux-ci résident dans l’impact suscité, dans l’opinion publique, par les grandes confrontations internationales que la télévision transforme en représentations solennelles de la force et de l’efficacité des nations concurrentes. Dans un monde en crise, où se mondialisent et se durcissent les échanges, où la menace de la «guerre économique» se fait toujours plus pressante, le sport assure aussi le rôle – non négligeable – d’entretien et d’euphémisation des échanges planétaires. Déjà, la reconnaissance internationale qu’assure une participation, la tension que fait naître, chez les plus humbles, l’espoir de s’y bien comporter, et aussi les menaces de boycott dans le concert sans cesse élargi des nations consacrent l’importance de cette fonction symbolique. Ces rencontres et ces affrontements «ludiques», aux effets réalistes, ne sont pas sans rapport – sur un mode certes bien ritualisé – avec les autres transactions internationales, qui doivent mesurer en permanence la nature, le niveau et la qualité de leurs échanges respectifs (sportifs, commerciaux, diplomatiques, belliqueux).

La planète sportive

Depuis le début du XXe siècle, le sport moderne s’est diffusé sur la quasi-totalité du globe. Mais le mouvement sportif connaît pourtant des limites à son désir d’expansion planétaire. Jean Praicheux a bien mis en évidence les irrégularités géographiques dans sa pénétration des continents: elles concernent aussi bien l’intensité de la pratique, la production des performances que les lieux d’organisation des compétitions internationales. Les projections cartographiques mondiales de la «réussite sportive» soulignent les inégalités considérables qui existent entre les pays développés de l’hémisphère Nord et les pays du Tiers Monde, au sud. De même, l’espace mondial des grandes manifestations sportives se limite, pour l’essentiel, à ces mêmes zones septentrionales. L’Europe occidentale et l’Amérique du Nord monopolisent, depuis longtemps, et les sièges sociaux des organismes internationaux et les grandes manifestations sportives. Cela s’explique aisément par les corrélations fortes qui existent entre l’intensité de la pratique, l’impact spectaculaire de ses manifestations et le contrôle institutionnel et financier de leurs effets. Signe des temps, la montée en puissance économique des pays du Sud-Est asiatique fut à l’origine de l’organisation des jeux de la XXIe olympiade à Séoul, en Corée du Sud. Ce sont les pays et les villes en quête de reconnaissance et disposant d’un niveau de vie suffisant qui sont les plus empressés pour l’obtention de ces marques de consécration universelle. L’organisation, en 1996, des jeux Olympiques à Atlanta, ville-siège de la firme Coca-Cola, illustre l’importance accordée par les instances olympiques à leurs principaux sponsors et aux télévisions les plus puissantes.

Mais cette puissante «médiatisation» du sport, qui accroît les enjeux auxquels nul gouvernant ne peut rester insensible, possède sa logique propre (fonctions distractives, sanctions de l’audience, exigences des annonceurs) qui transforme progressivement les produits sportifs utilisés. La télévision ne manque pas de façonner les sports qu’elle exploite en fonction de ses contraintes, intérêts et enjeux propres. Par exemple, le «jeu décisif» (tie-break ) fut exigé par les télévisions américaines afin que la durée des matchs de tennis n’excède pas l’horaire alloué du programme. Les finales d’épreuves, très éprouvantes, aux jeux Olympiques, peuvent se dérouler sous la canicule, afin de compenser le décalage horaire des pays où émettent les télévisions les plus exigeantes. Le média dominant fait subir un traitement proprement «télévisuel» aux images et aux rencontres sportives afin de les rendre plus aisément lisibles, attrayantes ou stimulantes pour le grand public, de les inclure savamment dans ses programmes, de les encadrer par des spots publicitaires lucratifs. En exploitant les grandes rencontres sportives internationales périodiques, la télévision s’assure un fond permanent d’audience masculine. Mais cela se fait au prix de savantes fluctuations saisonnières. Confrontée à l’attention flottante du grand public profane, à une certaine saturation de la demande et à la défection des femmes, la télévision est aussi en quête de nouveaux produits «parasportifs». En effet, de nombreux signes attestent que la demande de sport télévisé connaît, dans le public français, à partir des années 1985, un certain tassement. Apparaissent de nouvelles émissions de découvertes

d’espaces géographiques, de milieux ou de paysages («Ushuaïa», «Thalassa», «Montagnes», etc.). Elles sont conçues comme des produits composites où se mêlent aventures sportives, cultures savantes ou professionnelles des milieux, notations ethnographiques et attendrissements animaliers. Dans leur recherche de nouveaux décors, exploits et figures héroïques, les grands médias s’efforcent d’exploiter, en outre, d’autres produits jouant sur l’aventure dangereuse et le «dépassement des limites». La traversée du Pacifique à la rame par Gérard d’Aboville, le tour du monde à la voile en solitaire, les épreuves alpines confinant à l’épreuve de survie, comme certains exploits «extrêmes» produits par «Ushuaïa», sont autant d’exemples de ces sports pour temps de crise...

Le public de la télévision appelle certes de ses vœux de tels spectacles qui peuvent émouvoir, bouleverser ou solliciter les fiertés nationales. Mais il n’adhère pas unanimement à tous les produits offerts. La «structure de l’audience» de chaque sport télévisé, dont la connaissance est capitale pour les «annonceurs», n’est pas sans intérêt pour les sociologues. Les rudes combats sportifs collectifs et les grandes rencontres athlétiques internationales passionnent électivement un large public populaire, adulte et masculin. Les femmes, qui dédaignent ces spectacles de guerres symboliques, apprécient, en revanche, les sports de grâce dans lesquels les effets artistiques et les rituels de séduction sont les plus marqués (gymnastique, patinage de danse, sur glace, en couple). Le public de jeunes gens s’investit quant à lui passionnément dans les courses motorisées des grands prix ou des grands raids.

Technologies du sport

Cette médiatisation – qui conditionne le parrainage des épreuves par les entreprises – soutient le dynamisme économique des industries du sport et des commerces de services spécialisés en stimulant la consommation. Le sport et l’économie entretiennent des rapports de réciprocité de plus en plus étroits. D’une part, en effet, le sport sert l’économie nationale comme secteur productif de biens et de services. Il produit des emplois, s’articule avec l’aménagement du territoire et diffuse des images commercialisables. D’autre part, l’économie et les pouvoirs financiers tendent à soumettre les produits sportifs, jugés les plus avantageux, à leurs exigences propres, et donc à les transformer, eux aussi, profondément. L’impact général et l’effet différentiel de l’économie sur les sports, sur leur nature, leur logique et leur éthique même représentent l’un des problèmes cruciaux pour leur avenir global et leurs destins particuliers. Selon leurs caractéristiques propres, les sports peuvent produire des effets économiques dans le domaine des biens matériels de consommation (instruments, vêtements, chaussures), créer des emplois dans des secteurs tels que l’animation, l’éducation, l’entraînement, la gestion, la médecine spécialisée et l’administration, avoir un impact sur l’équipement du territoire. Le niveau international de performances peut assurer au sport considéré, par le succès de ses images télévisées – que démultiplie l’impact d’un vedettariat national (Jean-Claude Killy, Yannick Noah, Michel Platini, Alain Prost) –, d’importants droits de retransmission et drainer vers lui les flux financiers du sponsoring (dont on peut néanmoins relever un relatif tarissement). On comprend ainsi que, selon leur «surface économique», leur visibilité sociale et la célébrité de leurs vedettes, mais aussi selon les fluctuations des conjonctures, les différents sports ne soient pas également stimulés; les mieux lotis étant ceux qui peuvent, à un moment donné de l’histoire, faire entrer en convergence ces différents types d’impacts économiques. Cela conditionne leurs croissances inégales, leurs phases d’apogées et de déclins relatifs. Le ski dans les années 1960, le tennis et la voile dans les années 1975, le golf dans les années 1990 ont pu, tour à tour, connaître ces embellies au gré des fluctuations d’intérêts des divers acteurs économiques attachés, en France, à leurs développements.

Les sportifs ont toujours tiré profit des objets techniques qui peuplent leur univers; ils les détournent parfois de leurs utilisations usuelles (bateaux) ou en font, dès leur invention, des usages sportifs (bicyclettes, automobiles, aéroplanes). Ils établissent des relations originales avec les outils qui prolongent leurs corps ou avec les machines qui les véhiculent à des fins de jeux. Ces relations d’ajustement ou d’asservissement sont à double sens: d’une part, les engins doivent s’adapter à l’évolution des puissances et de la technicité des corps entraînés, et, d’autre part, les corps sportifs doivent s’accommoder des outils et des machines qui, emportés par les progrès techniques, connaissent une tra jectoire propre. Il faut souligner que cette relation évolutive «homme-engins» est, en réalité, médiatisée par l’environnement physique, les espaces ou les «milieux» dans lesquels les sportifs s’engagent et agissent. Les progrès techniques que nos sociétés maîtrisent – et qu’elles érigent en valeurs – peuvent agir sur ces trois composantes, de telle sorte que le sport devient le lieu d’expérimentation de la plupart de leurs «technologies avancées». Celles-ci sont stimulées par trois principales sortes d’enjeux: la recherche, proprement technique, d’amélioration des performances des élites sportives, les enjeux économiques relatifs à la diffusion des matériels sur un grand nombre d’utilisateurs, enfin les stratégies de diversification des produits industriels, liés notamment à l’amélioration considérable des matériaux. L’invention de nouveaux matériaux trouve de plus en plus son application dans les sports, offrant non seulement aux appareils utilisés une légèreté et une résistance jamais atteintes avec les matériaux classiques, facilitant leur emploi et renouvelant les gestes, mais permettant aussi de créer des formes jusqu’ici techniquement inconcevables (voiliers multicoques) ou de fabriquer de nouveaux engins (planches à voile). Cette révolution des matériaux et l’ingéniosité de leurs assemblages permettent d’améliorer les performances, de produire des gestes et de réaliser des exploits jusqu’ici impossibles et, du même coup, poussent les sportifs à se risquer dans de nouveaux espaces et milieux (vol libre, surf des neiges, surf des airs). Des transferts de savoir-faire, issus de l’aéronautique, s’appliquent maintenant aux véhicules sportifs de haute performance (bateaux, automobiles, planeurs) et aux engins les plus divers qui doivent allier, toujours plus étroitement, légèreté et solidité maximales dans l’usage intensif que l’on fait d’eux. Ce processus permanent d’innovations entretient des relations complexes avec, d’une part, les intérêts des inventeurs qui les ont introduites dans le domaine sportif, et, d’autre part, avec les cultures, valeurs, éthiques des divers groupes de pratiquants qui sont appelés à les recevoir.

Mutations de la société sportive

Comment la société sportive réagit-elle à ces contraintes et à ces transformations? Le champ sociosportif est un domaine délimité, avec sa logique, ses enjeux et son histoire propres, qui regroupe d’abord les agents porteurs des fonctions sociales traditionnelles du sport (éducation et formation de la jeunesse, production et gestion spectaculaire des élites, intégration et consensus sociaux). Dans la conjoncture des années 1960, sous l’action énergique d’un État fortement centralisé, le ministère de la Jeunesse et des Sports, les fédérations sportives et les pédagogues prosportifs de l’éducation physique ont pu ajuster leurs objectifs, concentrer leurs pouvoirs et renforcer l’autonomie de ce champ. Dans une phase de croissance économique, l’importance des ressources budgétaires allouées par la puissance publique, le recrutement en grand nombre de personnel enseignant et de cadres ont assuré le redressement des performances de l’élite sportive, l’officialisation du rôle de service public des fédérations, enfin la «sportivisation» de l’éducation physique; autant de faits consacrant les effets puissants et durables de cette stratégie d’alliance. Mais, dès les années 1970, sous l’influence de la crise culturelle et du renouvellement des générations, se sont dégagées en France, avec une particulière netteté, les composantes ludiques et hédonistes, transgressives et de libre expression de l’activité sportive. Les catégories culturelles de perception et d’appréciation portées par les événements de Mai-68 (aspiration à l’indépendance et à l’autonomie, rejet de l’autorité, des hiérarchies et des classements, humeur anti-institutionnelle) entrent alors en résonance avec les sports d’inspiration californienne (planche à voile, vol libre, expression corporelle, etc.) et promeuvent dans le registre sportif toutes sortes de «contre-cultures». Les attributs les plus prégnants des différents sports s’en trouveront modifiés, créant ainsi des conditions socioculturelles de transformations dont les effets se feront sentir ultérieurement. Ces nouveaux modèles entrent d’emblée en opposition avec les formes scolaires qui ont pu contribuer à assimiler le sport à un travail. Au cours des années 1980, sous l’influence de la professionnalisation des sportifs d’élite et de la médiatisation accrue de leurs performances, sous l’effet aussi de l’accroissement des impacts économiques de la pratique sportive de loisir, «libre», individualisée et solvable, alors en plein essor, le champ sportif voit monter en puissance et se diversifier de nouveaux «acteurs» (industriels, commerçants, producteurs d’«événements», aménageurs, promoteurs...). Même s’il est relatif, le désengagement budgétaire de l’État met davantage en valeur les traits caractéristiques de cette nouvelle donne. À partir de 1982, les lois de décentralisation qui modifient les processus de décision redonnent aux municipalités la marge d’initiative qui va leur permettre d’articuler des politiques sportives, plus diversifiées, avec les enjeux qui regardent la mise en valeur touristique, la plus-value résidentielle, la communication urbaine, en bref le développement local. L’amélioration de la formation et du statut socioprofessionnel des cadres territoriaux chargés des décisions sportives représente une manifestation, parmi d’autres, de cette adaptation à l’accroissement des enjeux locaux.

Outre les trois instances principales – l’État, les fédérations et l’Éducation nationale –, les médias, le secteur industriel et marchand, les organismes privés de services, le secteur financier, les agents de l’intégration sociale des jeunes et les élus locaux entrent alors en relation de concurrence ou d’alliance et reconsidèrent leurs stratégies dans un système qui s’est considérablement modifié. Or, face à la diversification des acteurs et des enjeux issus de son environnement, et face à l’accroissement de ses tensions internes, le champ social du sport se déséquilibre et perd de son autonomie mais n’explose pas. Il tend, au contraire, à se réaménager pour s’ajuster aux transformations les plus patentes qui lui sont ainsi imposées «de l’extérieur» et pour tenter de répondre à l’évolution des goûts et des demandes du public. En tout état de cause, les relations de forte synergie que la conjoncture des années 1960 avait établie entre la fonction éducative du sport (convertie en travail, en efforts et en valeurs scolaires) et les fonctions compétitives et sélectives promues par les fédérations et soutenues par l’État tendent alors à se distendre. Le passage, au ministère de l’Éducation nationale, des enseignants d’éducation physique (qui relevaient jusqu’en 1981 du ministère de la Jeunesse et des Sports) marque institutionnellement cette disjonction. Celle-ci s’opère au profit d’une liaison – toujours plus forte et durable – entre les acteurs de la sphère économique et les fonctions montantes du jeu libre, des vacances «actives», du tourisme de randonnées et des loisirs sportifs individuels épanouissants. Ainsi, un champ sportif plus ouvert et mouvant se trouve-t-il en phase de complète réorganisation. Et le sport se sécularise...

Évolutions sportives, évolutions sociales

En même temps, les goûts et les comportements sportifs connaissent un processus de transformation à l’intérieur duquel s’imposent de nouveaux modèles de pratiques et d’organisations. La jeune génération, partie prenante de ces mouvements, en devient la principale initiatrice. Se manifeste un certain engouement pour des disciplines nouvelles (sports de pleine nature, sports de glisse, sports d’aventure, etc.), en même temps qu’apparaissent de nouvelles manières de pratiquer les sports traditionnels (trial, courses sur route, ski hors piste, escalade «libre», vélo tout terrain, etc.). On assiste donc à une évolution sensible et à une diversification considérable des projets sportifs. Le souci du corps, de son apparence juvénile, de son entretien, de son expressivité devient plus marqué, notamment dans le développement des pratiques de la «forme» qui révèlent la force de leurs motifs tant hygiéniques qu’esthétiques. Ailleurs, grâce à l’utilisation de nouveaux appareillages, apparaissent des gestuelles et des cadres d’exercices inédits. La «pleine nature» favorise une prolifération de «machines ludiques» originales, conçues par les sportifs eux-mêmes (surfs, planches à voile, delta-planes, parapentes, etc.). Ces jeux d’instabilité, de vitesse et de vertige, exploitant, dans de nouveaux espaces, de nouvelles énergies, offrent à leurs adeptes l’expérience enivrante de la mobilité acrobatique au moindre coût. Cette nouvelle culture sportive (appelée «culture fun») souligne, à travers ses pratiques, une mise en jeu où priment l’intelligence et la capacité d’adaptation du corps véhiculé dans des milieux complexes, mouvants, incertains. S’instaurent aussi de nouveaux modes de sociabilité, qui traduisent moins la montée d’un individualisme strict que l’organisation de petits groupes de pairs, en réseaux, dans lesquels s’expriment une revendication d’indépendance et d’autonomie, un refus des types autoritaires d’encadrement, une quête – même partielle et éphémère – d’identité.

Se profile ainsi une transformation du système des pratiques: leur «massification» et leur diversification, la féminisation vigoureuse quoique différentielle des activités, l’augmentation de la durée des cycles de vie sportifs, enfin la recherche, par les citadins, de formes d’organisation à faibles contraintes en constituent, sans doute, les axes les plus marquants. La tendance à l’individualisation ou, mieux, à la «personnalisation» des pratiques et de leur mode d’appropriation, la délocalisation relative et l’«écologisation» des activités, la technologisation et la mise en forme aventureuse de la plupart des activités paraissent représenter, aux yeux des experts, autant de «faits porteurs d’avenir».

Imageries et mythes sportifs dans la culture contemporaine

Au prix de quelques remaniements, les normes et les valeurs sportives résistent bien dans la culture contemporaine. Le monde de l’entreprise, qui fait des valeurs de compétitivité, de combativité et de concurrence ses vertus cardinales, y puise largement ses métaphores. L’équipe sportive, modèle d’identité et d’efficacité dans l’action collective organisée, «à la japonaise» et l’entreprise modernisée, soudée, performante devaient inévitablement engager un mouvement convergent, traduit dans l’avantageuse combinatoire de leurs images. Dans sa politique de restauration de l’indépendance et de la grandeur du pays, la Ve République commençante avait inauguré une forme de métaphorisation sportive de la nation. Des figures comme Éric Tabarly furent souvent citées, dans les discours politiques, comme symboles de la vitalité restaurée du pays. Mais c’est peut-être la période de réhabilitation du monde de l’entreprise (engagée à partir des années 1980) qui a le plus contribué à assimiler la société au modèle de l’organisation productive.

L’analyse sémiologique des images sportives dans leur exploitation publicitaire permet de cerner de plus près les «petits» mythes contemporains que le sport réactive. Les sports sont utilisés pour produire des images d’excellence qui résultent du travail individuel de perfectionnement. Mais, dans l’exploitation la plus large de l’éventail de ses images, le sport symbolise les qualités de jeunesse et d’«énergie», de dynamisme et de vitalité que vient renforcer l’imagerie insistante de ses bondissements. Sont également utilisés les sports d’aventure pour exprimer l’effort ambitieux de conquêtes, ou les vertus de la prise de risques, souligner les qualités d’organisation ainsi que les «capacités de survie» de l’entreprise. Lorsqu’elles doivent se manifester dans une aventure collective, ces vertus recourent volontiers au pouvoir métaphorique des grandes embarcations lancées dans l’épopée maritime (L’Esprit d’équipe ). À travers cette ébauche de sémiologie des imageries sportives, soumises aux exigences de la communication, on perçoit que le sport est bien un produit saturé d’informations sur la société qui le produit, l’imprègne de ses mythes et de ses valeurs. On a même pu avancer qu’il était une représentation de la société par elle-même. Il peut être considéré aussi comme le lieu de mise en jeu du corps symbolique dont use notre société pour parler de ses angoisses et de ses peurs. L’observation de quelques indices de reformulation du sport, à travers les médias, permet de dégager les grandes lignes d’une nouvelle configuration. Contre les mythes optimistes, collectifs et égalitaires, longtemps produits et diffusés par nos sociétés, on peut relever l’impact des nouveaux héroïsmes «durs», individualistes (ou des petits groupes francs) placés en situation extrême pour y surmonter des épreuves inouïes comme s’il s’agissait de survivre à quelque catastrophe. Ces comportements «limites» – que l’on pourrait croire inspirés de rituels ordaliques – peuvent jeter quelques lumières sur l’évolution de notre culture. Les exploits de démesure et les épreuves d’exténuation sportive ne manquent pas, par ailleurs, de marquer profondément les esprits.

Ces phénomènes contribuent à infléchir la conception même de la santé du tout-venant, qui n’est plus considérée comme «la vie dans le silence des organes» mais comme cette capacité organique et psychique particulière que l’on doit pouvoir mettre à l’épreuve aux limites où l’on peut risquer de la compromettre. L’utilisation de toutes les techniques du «dépassement de soi» et la consommation, sans cesse accrue, de leurs adjuvants biochimiques sont les plus probantes manifestations de cette reformulation complète de la rhétorique sanitaire. Le sport y contribue fortement. Cette obligation qui nous fait nous soumettre à ces prescriptions d’«activisme sportif» et la diffusion du «style sportif» dans nos sociétés ne sont peut-être pas sans entretenir des relations avec le mythe de l’«éternelle jeunesse», où Roland Barthes voyait un fantasme d’immortalité. L’évolution du rapport avec la nature qu’entretient l’être humain dans les sociétés modernes – et d’abord avec sa propre nature – induit un nouveau mode de rapport au corps qui fait, de plus en plus, l’objet d’attentions, de soins, de travail. Il reste, en un sens, la dernière forteresse à protéger, dont les limites sont sans cesse repoussées par les pouvoirs considérables que la science et la techniques exercent désormais sur lui. Aussi ce corps sportif, hyperactif, éternellement juvénile, semble bien représenter sur le mode du déni l’affrontement à la vieillesse et à la mort. Dans les sociétés du capitalisme industriel, la vieillesse n’a plus guère de sens, et l’entreprise est sans cesse portée à «rajeunir» son image. Par ailleurs, dans des sociétés statistiquement vieillissantes, l’ambivalence à l’égard de la jeunesse est devenue foncière et avérée. Célébrée pour ses vertus supposées de dynamisme productif et d’esprit d’entreprise, elle reste en même temps cantonnée dans une sorte de moratoire social. Or le sport – qui est déjà largement investi par cette jeune génération en attente – offre trois directions où peut s’investir symboliquement «la jeunesse»: celle qui permet d’exprimer pleinement ses qualités ou de consumer son énergie; celle qui permet de cultiver et de pérenniser «la jeunesse» des adultes; celle, enfin, où peuvent s’exprimer ses fantasmes et ses angoisses du temps. Il y a le registre des jeux hyperactifs, énergétiques et de combat, pour satisfaire aux plaisirs de son âge. On y trouve aussi le registre des sports de forme, d’entretien physique offrant aux adultes l’occasion de repousser les signes de la vieillesse par le travail sur la minceur et la plastique musculaire aussi bien que par les soins et la chirurgie des visages. Enfin, il y a les sports risqués faits d’aventures, d’exploits extrêmes, rituels ordaliques de provocation de la mort, permettant de «griller sa jeunesse» et donnant des occasions – en un sens plus «valorisantes» – que le suicide, la toxicomanie ou le sida, «de mourir jeune»... Peut-être est-ce là un fantasme refoulé et inquiétant de notre temps, que les clivages symboliques du sport permettent de révéler.

Notion surdéterminée, aux significations surchargées, le sport apparaît comme un formidable producteur de mythes. Il offre plusieurs regards sur notre monde social dualisé. Il en montre bien, en effet, la face éclairée et brillante, celle du monde des «gagnants», mais il en dévoile aussi la face obscure et refoulée du monde des exclus. Il est à la fois, pour ses analystes, optimiste et pessimiste. En exploitant ses pouvoirs symboliques, les sociétés modernes (et celles qui sont engagées dans la modernisation) peuvent y trouver tous les objets, métaphores, normes et valeurs qu’elles désirent et qu’elles veulent promouvoir. Mais, aux antipodes du paradigme de la performance collective, émergent d’autres modèles que révèle le développement de pratiques et d’images qui mettent en valeur le goût de l’aventure solitaire, la passion du risque, la quête des limites perdues.

Le paradoxe principal du sport est qu’il a gagné en succès et en diffusion, en même temps que se sont profondément transformées les valeurs qui étaient à son origine. L’extraordinaire potentiel d’évocation de ses imageries, la capacité de ses récits à produire de l’héroïsation répondent aux nécessités de la production imaginaire qu’appelle et stimule notre société de communication. La multiplicité de ses registres d’excellence, la diversité de ses voies de promotion, la dualité de ses registres de références philosophiques font écho aux besoins d’une société dualisée, en crise, en quête d’unité et d’identité.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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